Onze ans se sont écoulés depuis «Yawmiat imraa» (journal d’une femme), le feuilleton ramadanesque qui a eu beaucoup de succès et qui a fait connaître Mourad Ben Cheikh auprès du grand public. Il a continué à raconter notre époque à travers des œuvres où s’imbriquent recherche documentaire, dramaturgie et fiction, et pour lesquelles il aime explorer des mondes et des personnages contrastés. Son dernier film «Asfour Jenna», qu’il a écrit et réalisé, est inspiré du roman «La Marmite d’Ayoub» de Ridha Ben Hamouda. Rencontre captivante quelques jours après la sortie du film.
En partant de l’histoire du riche antiquaire italien Amadeus qui débarque en Tunisie pour épouser sa bien-aimée Badra, alias Betty, Mourad Ben Cheikh dépeint avec humour des scènes de vie où l’amour se conjugue avec des contraintes de religions, d’égoïsme et d’hypocrisie. Les rôles principaux ont été confiés à Amal Mannai et l’Italien Nicolla Nocella qui ont fait preuve d’un large éventail de compétences. De l’écriture du scénario, en passant par les personnages ou encore l’intrigue, Mourad Ben Cheikh lève le voile sur son parcours, ses défis de cinéaste et la genèse de «Asfour Jenna». Rencontre captivante quelques jours après la sortie du film.
On peut considérer que votre premier film est, le documentaire « Plus jamais peur» (La khaoufa baada al’yaoum), projeté au festival de Cannes en 2011. Vous avez trois feuilletons à votre actif et beaucoup de documentaires en Tunisie, en Italie et dans d’autres pays. «Asfour Jenna » est votre premier long métrage de fiction. Dans quel genre vous situez-vous le plus ?
J’ai fait des émissions à la télé, des documentaires d’aspect social et politique, historiques, de découverte, pour enfants… Je change de genre parce que chaque histoire intéressante, utile et bien structurée mérite d’être racontée. On ne lit pas tout le temps le même genre de romans, on ne regarde pas tout le temps les mêmes choses. On est à chaque fois à la découverte de nouveautés. C’est ce que je fais personnellement. Je change, j’évolue et je me renouvelle avec des points de vue différents. Cet intérêt m’amène à chercher, à chaque fois, une thématique qui mérite d’être creusée. Puis, il faut que l’idée qu’on développe rencontre l’intérêt d’un système productif. Les approches de réalisation peuvent être différentes aussi et je trouve que cette recherche au niveau visuel comme au niveau de la nature et de la structure narrative est intéressante.
«Asfour Jenna» est une coproduction tuniso-italienne. Quelles sont les particularités de ce partenariat ? Est-ce que ça vous a donné plus de confort budgétaire ?
Le confort est relatif. Nous avons eu le budget nécessaire et suffisant pour faire ce film. Nous avons disposé d’une bonne équipe, d’un excellent casting. Comme j’ai fait des études et que j’ai travaillé en Italie, je peux donc considérer que je connais très bien la réalité italienne de l’intérieur. L’exercice que j’ai fait à travers ce film est d’adopter le point de vue d’un Italien pour raconter certains faits et réalités et d’être capable aussi d’adopter le point de vue d’un Tunisien pour raconter la société tunisienne. Puisque c’est une comédie et que la critique sociale y est acide, parfois même caustique, il y a des ingrédients pour les Tunisiens et les Italiens à la fois. C’est une gymnastique mentale qu’il a fallu mettre en acte. J’ai essayé le test de faire voir le film sans sous titrage et ça a marché.
On comble le vide, même quand on ne maîtrise pas la langue, avec les expressions faciales et les mimiques. J’essaie toujours de miser sur l’intelligence du spectateur. Le film sort prochainement en Italie. C’est notre coproducteur italien qui s’en occupe.
Vous avez dirigé une équipe technique pluridisciplinaire avec des Tunisiens et des Italiens. Comment avez-vous pu gérer le problème de langue?
Ils utilisent l’anglais dans certains cas. Mais il faut dire que les techniciens tunisiens sont habitués à travailler avec des équipes internationales. Le directeur photo italien a énormément apprécié le fait de collaborer avec une équipe tunisienne qui a d’excellentes qualités. Je ne cesse de les remercier et de souligner l’apport de chacun à cette réalisation.
Concernant le casting, nous avons eu l’impression que les acteurs sont faits pour les rôles. C’est une première expérience pour Amal Mannai qui a joué Betty. Nicolla Nocella est connu en Italie. Mais nous avons remarqué que vous n’avez pas misé sur le côté esthétique et que vous avez cherché des profils avec des imperfections physiques apparentes. Qu’est-ce qui a guidé votre choix ?
L’esthétique est très présente, mais pas l’esthétique banale. Mes personnages ne sont pas instagrammables de prime abord. Quand on les connaît, on reconnaît leur beauté. Le couple est improbable à première vue. Pourtant, ils s’aiment et luttent pour réaliser cette union. Un casting, c’est surtout le potentiel de justesse innée que doit avoir l’acteur pour qu’il puisse interpréter le rôle. La seconde dimension, beaucoup plus importante pour moi, est d’en faire des personnages de la porte d’à côté, qu’ils soient comme nous, qu’ils puissent ressembler à nos cousins, à nos voisins.. J’ai voulu qu’ils soient accessibles. Je raconte des histoires qui nous ressemblent. Je ne fais pas un film pour dire au spectateur : reste là, admire ce à quoi tu n’arriveras jamais.
Vous vous êtes gardé un rôle. La tradition des réalisateurs-acteurs ne date pas d’hier. Est-ce que vous y avez pensé en écrivant le scénario ? Et est-ce qu’on peut vous voir un jour dans un rôle principal ?
Ce rôle était écrit sur mesure pour un acteur qui n’était pas disponible pendant la période du tournage. Je me suis retrouvé finalement à le faire moi-même parce qu’il y avait une combinaison particulière de l’âge, de l’aspect, des manières et de l’accent. C’étaient les séquences les plus difficiles du film et ça a coïncidé avec les journées les plus denses en termes de séquences à tourner et du nombre d’acteur. J’ai déjà fait de petits rôles avant. Je ne suis pas acteur mais je peux collaborer avec d’autres réalisateurs pour des apparitions. Cependant, je ne m’envisage pas prendre un rôle principal dans un de mes films.
«Asfour Jenna» est une expression tunisienne qui signifie naïf, comme le cas d’Amadeus qui risque d’être déplumé par l’entourage de sa bien-aimée. Pourquoi n’avez-vous pas traduit le titre sur l’affiche et au sous-titrage ?
Le titre est profondément tunisien. La traduction déforme le sens puisque le terme « oiseau de paradis » en français désigne une fleur. Au fil des évènements, on s’aperçoit que les personnages du film ne sont pas méchants d’une manière générale. Ils s’essaient à la prédation mais ne vont pas très loin. Amadeus aussi est manipulateur, mais de manière très subtile.
En écrivant le scénario, comment avez-vous fait pour créer une satire qui fait rire tout en préservant cette ligne très fine entre le comique et le ridicule ?
Pour faire rire, il y a le comique, le burlesque, la comédie avec ses différentes déclinaisons : à l’italienne, l’humour british.. Il faut choisir pour chaque histoire le ton qu’il faut, les personnages et les acteurs subtils pour le ton et la nature de l’histoire. C’est un dosage savant, comme pour une marmite. Certains épices exaltent la saveur d’autres. Le sucre dans un gâteau est exalté par un minimum de sel qui doit figurer dans la recette. Le rire peut se déclencher sur un échange de regards comme par le dialogue.
Est-ce qu’il y a toujours cette incertitude qui accompagne la sortie d’un film par rapport à la réception par le public et aux nombre d’entrées ?
J’espère que le bouche, à-oreille puisse fonctionner. C’est la meilleure manière de médiatiser, la plus naturelle, la plus vieille et la plus efficace. Le problème des sorties en salle en Tunisie est qu’on n’a pas de traditions. On a très peu d’écrans. Le marché est éphémère et peut être influencé par des facteurs qu’on ne peut pas prévoir. On n’arrive toujours pas à installer le régime de billetterie unique qui donne la certitude des revenus.
Un autre problème universel est le piratage qui n’a pas un grand impact quand on a un système capable de financer et de produire dans le confort. Chez nous, c’est un manque à gagner. Dans d’autres pays, tous ceux qui vendent des produits audiovisuels, même les téléphones mobiles, doivent participer à financer la production par des taxes contributives pour maintenir la chaîne. Toutes ces contraintes privent la Tunisie de moyens d’expression et les intellectuels porteurs d’idées de moyens de création. C’est un déficit chronique sur des dizaines d’années.